26
Cora

Cora n’aurait jamais dû monter dans ce train qui paraissait foncer tout droit vers l’enfer. Un enfer de neige et de glace, un enfer à la blancheur aveuglante, désespérante. Personne ne l’ayant priée de raconter son histoire, elle n’avait pas prononcé un mot depuis le départ de Paris, elle était la seule, parmi les passagers clandestins, à garder ses secrets. Ils ne semblaient même pas avoir remarqué sa présence. C’était préférable dans le fond : s’ils s’étaient intéressés à elle, s’ils l’avaient vraiment regardée, ils se seraient rapidement aperçus qu’elle n’avait pas encore quatorze ans. De loin, comme elle était assez grande et corpulente, on la prenait facilement pour une adulte, mais quand elle parlait, on s’apercevait aussitôt qu’on avait affaire à une fille qui avait toujours les deux pieds dans l’enfance. Sa voix fluette, sa moue boudeuse, son vocabulaire hésitant et ses expressions puériles offraient un contraste saisissant, presque obscène, avec sa poitrine et ses hanches. Un esprit de fillette dans un corps de femme. Elle se demandait si elle avait dormi une seule heure en trois ou quatre jours. Elle ne regrettait pas d’être partie, d’avoir piqué dix mille euros dans le coffre de son père et fui ce lieu de tourments qu’était devenu l’appartement familial, elle aurait seulement dû choisir une autre filière, un aller sans retour vers l’Amérique, son rêve de toujours, l’Amérique, le pays de la liberté, la grande démocratie où les enfants étaient rois, l’Amérique, le continent de tous les rêves.

Elle avait paniqué devant le mec qui l’avait introduite dans la filière, un dealer, un ancien de la caillera de Saint-Denis, tatoué et percé de partout – un anneau était même passé dans son gland, elle avait pu le vérifier quand il l’avait obligée à le sucer. Il avait affirmé qu’il n’avait rien pour l’Amérique, trop d’icebergs dans l’Atlantique, trop de tempêtes, trop d’incertitudes, qu’elle devait plutôt aller vers l’Est, qu’elle n’aurait pas de problème, une fois arrivée en Chine, pour gagner les États-Unis, vu que ces deux-là, l’oncle Sam et le géant jaune, étaient maintenant cul et chemise, elle trouverait bien un cargo pour traverser le Pacifique, moins cher, plus sûr. Ou alors elle pouvait attendre que les relations se réchauffent entre l’Amérique et la vieille Europe, l’affaire de deux ou trois ans vu que les prêcheurs en provenance de l’autre rive seraient bientôt aux commandes à Bruxelles. Dans deux ou trois ans, les vols réguliers, abordables, reprendraient entre les deux continents. Trop long, elle serait reprise avant, renvoyée chez elle ou plus sûrement dans un centre de redressement, elle devait foutre le camp d’urgence, elle avait de quoi payer. Les filières clandestines n’exigeaient ni papier ni âge légal, seulement du fric, du cash, hein, pas de chèques. Voilà comment elle s’était retrouvée en partance pour l’Afghanistan, c’est-à-dire dans la direction exactement opposée à celle qu’elle avait prévue. L’autre, pour sceller leur marché sans doute, l’avait forcée à avaler son sperme.

Dégueulasse. Aussi dégueulasse que celui de son père.

Ses parents étaient sans doute bouffés par le chagrin depuis qu’elle s’était effacée de leur vie, mais pas pour les mêmes raisons. Sa mère parce quelle avait perdu sa fille unique, son père parce qu’il avait perdu sa fille unique et sa maîtresse, sa petite poupée comme il l’appelait – tandis que maman restait sa « petite chérie ». Elle n’avait laissé aucune trace de sa disparition, aucun mot, aucun indice. Elle avait ressenti un matin la nécessité de partir, une sorte de vertige, un appel intérieur auquel elle n’avait même pas tenté de résister. Il fallait qu’elle s’échappe d’urgence de cette vie, de son monde, parce que son monde allait bientôt être englouti, comme ces terres escamotées en quelques secondes par les vagues géantes. Elle n’était pas fâchée de sortir des pattes de son père, qui venait la rejoindre dans son lit toutes les nuits ou presque depuis qu’elle avait l’âge de cinq ans. Pas fâchée non plus de ne plus voir, au réveil, le visage défait de sa mère, ses yeux embués qui savaient et qui ne disaient rien, de ne plus subir ses étreintes maladroites, de ne plus entendre ses sanglots étouffés. Son père, juge au tribunal correctionnel de Nanterre et chrétien fervent, ne faisait pas confiance aux banques. Il vidait régulièrement son compte pour empiler les liasses de billets dans un coffre et, quand il avait rassemblé une somme suffisante, il achetait des lingots d’or. Cachée derrière un paravent, Cora l’avait observé à plusieurs reprises en train de pianoter sur le clavier mural du coffre. Elle avait fini par mémoriser la combinaison. Elle avait souvent eu envie de le flinguer avec le pistolet qu’elle avait aperçu dans un tiroir de son bureau. À chaque fois qu’elle se couchait, une corde douloureuse se tendait entre son ventre et sa gorge. Elle redoutait le moment où la télévision se taisait, où le silence, l’oiseau de mauvais augure, descendait sur l’appartement, où le plancher du couloir craquait sous les pas familiers, où la porte de sa chambre s’ouvrait dans un grincement léger, où le courant d’air et la main redoutée se glissaient sous ses draps. Le reste, elle le supportait parce qu’elle cessait d’être Cora pour devenir un jouet, une petite poupée inerte qu’il tournait et retournait dans tous les sens. Pourquoi maman ne s’était-elle jamais engouffrée dans sa chambre, pourquoi n’avait-elle jamais défendu sa fille unique ? Il l’aurait battue, sûrement, mais le simple regard de sa femme, sa simple présence, l’aurait dissuadé de recommencer, parce qu’il aurait eu honte, Cora en était certaine.

Toujours le même roulement de tambour, toujours les mêmes vibrations qui transperçaient le plancher et se prolongeaient jusqu’aux extrémités de ses membres. Sa curiosité avait poussé Cora à ouvrir un sac de jute et à y plonger la main. Elle en avait retiré une poignée de petites billes taillées dans une matière souple et blanche qu’elle n’avait encore jamais vue. Elle avait entendu un passager dire qu’elles servaient à emballer les matières dangereuses comme les explosifs ou les déchets de plutonium. Même si les repas étaient régulièrement servis lors des arrêts dans les gares, elle pensait avoir maigri d’une dizaine de kilos, pas un mal, elle n’avait cessé de grignoter et de grossir à partir de ses douze ans, pressée sans doute d’émerger de l’enfance, de conquérir sa liberté de femme. Son père le lui avait reproché à plusieurs reprises, en termes si méchants qu’elle s’était effondrée en larmes. Je ne t’aimerai plus si tu deviens une grosse vache, tout le monde déteste les tas de graisse, tu me fais honte… Elle avait commencé un régime, comme si elle devait à tout prix continuer de lui plaire, comme si elle ne pouvait plus se passer de son regard, de ses attentions, de ses caresses, comme si elle ne voulait pas qu’il la délaisse et retourne près de sa mère. La haine se mêlait en elle au désir, à la jalousie et à la répulsion. Il l’avait corrompue, il avait confisqué son innocence. Elle ne serait jamais comme les autres filles qui s’émerveillaient d’un rien dans la cour de récréation ou dans la salle de classe. Elle enfouissait ses secrets au plus profond d’elle, elle posait sur les autres un regard déjà mort, elle n’attendait plus rien du monde parce que sa vie s’était bousillée nuit après nuit dans l’obscurité de sa chambre, elle était seulement saisie de crises terribles de violence qui lui donnaient envie de se crever les yeux ou de se planter un couteau dans le ventre. En dépit de ses sarcasmes, son père n’avait pas interrompu ses visites nocturnes. Lui non plus ne pouvait se passer d’elle. Elle se demandait ce qu’il serait advenu d’eux si elle n’avait pas décidé de foutre le camp.

Comme elle n’avait rien à faire et qu’elle ne dormait pas, Cora passait son temps à observer les autres occupants du wagon. Elle les connaissait moins par leur prénom que par leurs manies, leurs gestes, leurs réactions, elle voyait se former les couples et les groupes, se mettre en place les affinités et les rivalités. Elle s’amusait des précautions déployées par les couples pour se chevaucher derrière un paravent de sacs de jute, elle entendait parfaitement leurs soupirs, leurs gémissements, le frottement régulier des peaux et des chairs mouillées, tous ces bruits qu’elle ne connaissait que trop bien, elle ne comprenait pas pourquoi les femmes soufflaient si fort, comme si le plaisir les emportait elles aussi, elle épiait leurs têtes le lendemain, quand la lumière matinale s’invitait par les jours du wagon, elle se glissait entre leurs cheveux défaits, elle sondait leurs yeux chavirés, leurs sourires gourmands, leurs airs languides. Elle n’avait pas réussi, pas encore, à percer leur mystère.

Le train s’arrêta. Elle colla son œil contre un interstice de la cloison : il s’était immobilisé au beau milieu d’une plaine blanche qui s’étirait à l’infini et se confondait au loin avec le ciel. Elle pensa que le convoi allait repartir, comme d’habitude, au bout de quelques minutes, mais l’attente se prolongea, et les autres, d’abord calmes et silencieux, commencèrent à s’interroger, à s’agiter, à s’affoler. Un homme, un certain Jules, essaya de les ramener à la raison en affirmant que la motrice chasse-neige avait probablement des difficultés à déblayer la voie : la température descendait à moins trente ou quarante degrés dans les environs, et la neige accumulée sur les rails dressait de véritables barrages de glace. Toujours d’après Jules, on était au centre de l’Ukraine, l’ancien grenier à blé de l’empire soviétique envahi par les armées islamiques au début de la guerre et libéré par le traité de Bratislava. Ils avaient pu apercevoir, d’ailleurs, les vestiges des combats dantesques qui s’étaient déroulés sur les territoires entre la Pologne et l’Ukraine, les cimetières d’engins militaires en partie escamotés par la neige, les silos effondrés, les bourgs rasés, les gares en ruine. Et puis il y avait ce silence pesant que le roulement du train ne parvenait pas à briser, le silence assourdissant et lugubre des champs de bataille, pétrifié par le gel. Le traité de Bratislava avait rendu l’Ukraine à l’Europe, mais Bruxelles n’avait pas eu le temps de se pencher sur les misères de ce gigantesque terrain vague – qu’on disait en outre radioactif.

Le dernier repas avait été livré la veille à la tombée de la nuit. Le ravitaillement avait cessé d’être régulier depuis qu’ils avaient laissé derrière eux la région tchèque, mais ils avaient reçu au moins une livraison par jour, parfois dans des conditions rocambolesques, parfois en plein milieu de la nuit. Les corps dépensaient une telle quantité d’énergie pour entretenir le minimum de chaleur vital qu’ils avaient un besoin permanent de calories. Si la halte se prolongeait pendant un ou deux jours, les plus faibles n’y survivraient pas.

L’œil toujours collé à l’interstice du wagon, Cora avait maintenant la certitude que la filière clandestine ne menait nulle part, qu’elle n’irait pas au bout de son voyage. Elle ne s’en désolait pas, elle établissait seulement un constat lucide, vierge d’émotion. Elle se souvenait avec une étonnante acuité des mouvements de l’index (ongle noir) du dealer tatoué et percé sur la grande carte d’Europe punaisée sur le mur de sa piaule (foutoir insensé avec un lit au milieu). Si le convoi réussissait à atteindre sa ville de destination, Samara, les passagers devraient ensuite grimper à bord de camions qui traversaient le Kazakhstan et le Turkménistan, et, depuis l’agglomération de Mary, s’aventurer à pied ou à cheval sur les pistes montagneuses menant à Herat. L’hiver, tombé deux mois en avance, compliquait sérieusement les choses. Ensuite, il leur faudrait franchir les frontières pakistanaise et indienne, hermétiques depuis que les deux frères ennemis se déchiraient le Cachemire, et, enfin, tenter de poursuivre le voyage en direction de la Chine. Elle n’avait même pas le sentiment d’avoir été roulée : le décalage était énorme entre les organisations basées à Paris et les réalités du terrain. Les rabatteurs des filières mentaient seulement par omission. Comment pouvaient-ils s’assurer de la loyauté des chauffeurs et des passeurs russes, turkmènes, afghans ? Dire que certains n’avaient qu’à grimper dans un avion pour franchir en quelques heures des milliers de kilomètres. Mais, même avec cent mille euros, Cora n’aurait pas eu la possibilité de s’envoler pour l’Amérique : les aéroports militaires étaient les endroits les plus surveillés d’Europe, aucune chance pour elle, mineure et sans papiers, de passer au travers des mailles du filet.

Jules et un dénommé Jacques décidèrent de sortir du wagon et de remonter le convoi jusqu’à la motrice pour interroger le conducteur. D’autres passagers s’y opposèrent avec véhémence, en particulier Anne-Marie, la jolie femme qui soupirait très fort lorsque Jacques, son nouvel amant, jouait à la poupée avec elle.

« Vous serez gelés avant d’atteindre la loco, le conducteur risque de donner l’alerte, on ne doit révéler notre présence sous aucun prétexte. »

Mais Jules et Jacques persistèrent dans leur projet, disant que, s’il y avait un problème grave à l’avant, il valait mieux qu’ils le sachent et qu’ils puissent agir en conséquence.

« Et si le train redémarre pendant que vous êtes dehors ? avait demandé Anne-Marie, le visage creusé par l’angoisse.

— On aura largement le temps de remonter. » Jacques avait tiré son pistolet. « Ne t’inquiète pas, j’ai de quoi me défendre si on nous cherche des embrouilles.

— Comment allez-vous ouvrir le wagon ? »

Excellente question, dont Cora, elle, connaissait la réponse. Lorsqu’elle avait aménagé son espace, elle avait remarqué une trappe dans un recoin sans cesse soulevée par les déplacements d’air, donc mal rivée au plancher. Elle l’avait recouverte de deux sacs pour empêcher le froid de s’engouffrer dans le wagon, puis elle avait oublié sa présence tout simplement parce qu’elle n’avait pas envisagé de quitter sa cage avant Samara (la consigne était stricte). Elle hésita à se manifester. Elle n’avait jamais aimé parler, ni à la maison, ni à l’école, ni dans aucune autre circonstance. Parler l’arrachait au silence, parler la projetait vers l’extérieur, parler attirait les regards sur elle. Elle attendit que les hommes effectuent plusieurs tentatives infructueuses sur la porte pour se lever et s’avancer vers eux.

« Il y a une trappe, là… »

Elle accompagna sa déclaration, prononcée d’un tout petit filet de voix, d’un geste du bras. Les autres passagers se retournèrent vers elle dans le même mouvement. Elle rajusta le duvet qu’elle gardait en permanence sur elle, poussa les deux sacs accotés à la cloison, s’accroupit, tenta de soulever le panneau de la trappe, d’une largeur approximative de cinquante centimètres. Elle n’y parvint pas, ne trouvant aucune prise.

« Avec ça, peut-être. »

Jules s’accroupit à ses côtés, muni d’un couteau, ouvrit la lame qu’il glissa dans l’étroite fente, et, s’en servant comme d’un levier, souleva la trappe de quelques centimètres. Il suffit ensuite à deux hommes de la saisir par la tranche pour dégager complètement l’ouverture. Une bourrasque mordante s’engouffra dans le wagon. En contrebas, on distinguait à peine les traverses et le ballast prisonniers d’une épaisse couche de glace. Jules se glissa par la trappe, disparut sous le plancher, rampa sur la voie et, quelques secondes plus tard, déverrouilla la porte du wagon. Elle s’ouvrit dans son grincement habituel, libérant en même temps un flot de lumière aveuglante et un tourbillon d’air plus coupant qu’une nuée de lames de rasoir. Un large morceau de la joue de Jules s’était arraché au cours de sa reptation ; il ne s’en était pas rendu compte. D’un côté il ressemblait à l’un de ces écorchés que Cora avait étudiés en classe d’observation de la nature.

« Fait vraiment froid… »

Il parlait sans desserrer les mâchoires, de peur de déchirer ses lèvres gelées.

« On y va. »

Jacques descendit du wagon après avoir déposé un bref baiser sur le front d’Anne-Marie.

« Je reviens tout de suite. »

Les deux hommes s’éloignèrent en direction de l’avant du convoi. Leurs pas crissaient sur la neige dans laquelle ils ne s’enfonçaient pas. Quelqu’un proposa de refermer la porte afin d’isoler le wagon de la froidure extérieure. Anne-Marie objecta qu’il fallait la laisser ouverte au cas où le train redémarrerait et que Jules et Jacques devraient le prendre en marche. On lui promit qu’on la rouvrirait en grand dès qu’on percevrait la première secousse, le premier ébranlement. Elle y consentit, consciente que, si on ne le barricadait pas, le wagon se transformerait rapidement en chambre froide, et ses passagers en viande congelée. Deux hommes commencèrent à tirer la porte coulissante.

« Attendez ! »

Cora avait à nouveau perçu le murmure, un appel qui lui demandait, qui lui commandait de sortir de la cage. MAINTENANT. On l’attendait quelque part au milieu de l’océan de blancheur. Si elle en avait appelé à sa raison, elle aurait jugé cette idée parfaitement stupide. Personne ne pouvait survivre dans un tel environnement, pas même les peuples inuit ou lapons habitués à survivre sur la banquise. Ici, il n’y avait pas de phoque, pas de morse, pas de poisson, aucune ressource. Pas plus que les autres régions européennes, les plaines ukrainiennes ne s’étaient préparées à affronter la nouvelle période glaciaire.

« Qu’est-ce que tu fais ? Tu perds la boule. »

Un des deux hommes lâcha la porte pour la saisir par les épaules et tenter de la retenir dans le wagon. Elle lui échappa en se contorsionnant dans tous les sens et en lui abandonnant son duvet, bondit hors du wagon, atterrit lourdement sur la neige, perdit l’équilibre, roula sur elle-même.

« Reviens ! »

Elle se releva et s’épousseta sans tenir compte de l’ordre (davantage une supplique qu’un ordre), sans se soucier non plus des chapelets de piqûres qui grimpaient à l’assaut de son front et de ses joues. L’engourdissement la gagnait déjà, elle ne sentait plus ses pieds ni ses mains, le filet d’air qu’elle inhalait lui brûlait la gorge et les poumons.

« Reviens, bordel, tu vas crever dehors ! »

Elle salua d’un geste de la main les passagers agglutinés dans l’entrebâillement de la porte, puis marcha à son tour vers l’avant du convoi. Au loin, les silhouettes vacillantes de Jules et Jacques progressaient le long du train, le seul trait sombre, le seul repère dans la blancheur éclatante unissant ciel et terre. Cora se dissolvait déjà dans le silence et le froid qui l’environnaient de toutes parts, s’insinuaient en elle, isolaient chacune de ses cellules.

Le murmure résonnait avec une netteté surprenante, son harmonie lui ravissait l’âme, ses larmes gelaient instantanément sur ses cils. Là, tout près, commençait un univers à l’ineffable beauté, un univers où les hommes étaient délivrés de leur chair et de leurs tourments, un univers où n’existaient plus de pères ni de mères ni de petites poupées, seulement des êtres joyeux et libres.

Ses jambes continuèrent de la porter bien qu’elle perdît conscience de son corps. Elle longeait la muraille sombre du train, elle ne marchait plus sur la neige, mais sur un chœur de vibrations chaudes, bienfaisantes. Une ombre se dressa devant elle :

« Tu vas où ? »

Elle ne répondit pas.

« Les conducteurs sont morts, reprit l’ombre. La loco a explosé, t’entends, explosé ! Les secours vont mettre des jours à venir. On est dans une sacrée merde. Eh, où tu vas ? Reviens ! Reviens ! »

Elle se rendit vaguement compte qu’elle s’éloignait du train. Les voix l’attendaient dans le cœur de la blancheur. Elle était déjà passée dans l’autre monde. Un monde d’où elle ne reviendrait pas.

Les Chemins de Damas
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